Je n'avais jamais lu Ballard. A peine l'avais-je vu, dans l'adaptation du livre par David Cronenberg. Sans l'aide d'un ami fan du Canadien il est plus que probable que je serais passé à côté du film, d'ailleurs. Allons : ce discours surgi de nulle part sur l'érotisme des accidents de voiture ? "Cet auteur a besoin d'une aide psychiatrique", cinglait à l'époque (1973) un éditeur qui refusa le manuscrit.
Heureusement, à mon tour j'ai fait de la route. Il faudrait noter dans l'inconscient les kilomètres parcourus entre le moment où un livre nous effraie et celui où il nous ravit. Pour accueillir aujourd'hui ce ravissement, je suis content du voyage.
1973... Quels livres sont parus à cette époque ? Rien qu'en France, et j'ai de la chance : L'Ogre, de Jacques Chessex, prix Goncourt ; Un Taxi Mauve, de Michel Déon, Grand Prix du Roman de l'Académie Française. Si le Taxi est une merveille d'écriture qui ne bouscule pas les garde-fous de la morale, L'Ogre, déjà, y va plus franco. Le récit de son suicide par le suicidé, il fallait déjà avoir le coeur bien accroché en 73 pour décerner le prix ultime au Suisse roublard. N'empêche : c'est aussi l'année de ma naissance. Et j'ai tant le sentiment d'un recul de l'audace en littérature que la parution de Crash! cette année-là me semble d'une exquise avant-garde. Bravo à toi, 1973 !
Revenons au roman : si je tiens à ce qu'un roman ose ce que les autorités "irl" interdisent, c'est sous réserve que cela nourrisse la littérature. il faut que ce soit bien écrit, il faut que cela parle de ce que peut être un roman, il me faut en sous-main une réflexion sur l'art d'écrire.
Comme Houellebecq aujourd'hui qui se met en scène en jouant avec les codes de son époque, Crash! met en scène un J.G. Ballard héros morbide sous l'influence d'un chauffeur fou, Vaughan, les deux s'évertuant à courser leurs fantasmes sexuels jusque dans les carcasses en torsion des véhicules après l'impact. Ballard ne dénonce pas, ne s'emporte pas, n'explique ni ne cherche à convaincre. Il pose son propos avec un calme mature : le métal et le verre, les angles forcés des voitures, les colonnes de direction, les tachymètres, boitiers de vitesse, essuie-glaces, rétroviseurs intérieurs et extérieurs, vinyls des sièges fendus, blocs moteurs... sont autant de sex toys, partenaires muets, témoins nécessaires à la jouissance. Ils entrent naturellement dans le champ du récit. Ils sont omniprésents, et sans eux le sexe a moins de goût. Sans eux, pas de sens aux actes sexuels. Du point de vue de l'écriture, c'est passionnant. Oser cela. Exposer simplement sur le papier l'anatomie érotique d'une voiture brouillée. Plus encore que de l'érotisme, c'est un véritable langage pornographique : les fornications étroites entre les corps et les habitacles sont exposés. Rien n'est caché. Ballard y va.
Et puis, du point de vue sociologique, achever le règne de la voiture occidentale dans un orgasme pervers, tout de même, pas mal non ? Avec un peu de recul, Ballard comparerait les embouteillages monstres au goulet d'étranglement des spermatozoïdes juste avec l'orgasme. Chacun veut sa voiture, chacun y tient comme à sa femme, chacun s'y réserve une intimité, chacun se l'approprie de façon extrêmement personnelle. Entrez dans une voiture qui n'est pas la vôtre : c'est un peu comme plonger la main dans le sac à main d'une dame. Pour avoir transmis cette inspiration au roman plutôt qu'à l'essai, et l'avoir fait jusqu'au bout, Crash! emporte toute mon adhésion.
Le plus beau, c'est qu'il me reste plein de romans de J.G. Ballard à découvrir. Eh bien, en route !
Mais que crashe-t-il donc ? :p